Il est là. Quelque part, caché dans l’ombre de cette gare qui s’élève en face de moi, de l’autre côté de la place. Si petite cette place. Et pourtant si longue.
J’hésite à m’aventurer en terrain découvert. La place est comme un terrain miné pour moi. Je le sens comme si quelqu'un avait accroché des panneaux « Vaut mieux pas passer par là » sur tous les poteaux et troncs d’arbres qui parsèment mon chemin jusqu’à cette entrée, béante et noire, de la gare.
Et pourtant, je dois la traverser, cette place. Je dois y entrer, dans cette gare. Je dois le trouver, ce mec. C’est ma mission, ma tâche. Mon job.
Ça paraîtrait si simple, dit comme ça : « C’est quoi votre boulot ? » « Mon boulot ? Traverser des places, entrer dans des gares, trouver des gens. C’est ça mon boulot. » Oui, ça serait tellement simple. Malheureusement, ça ne l’est pas.
Ça ne l’est pas, à cause de « Eux ». « Eux », ou « Ils », on les appelle comme on veut, mais jamais par leur nom. Les gens qui connaissent leur nom, ils sont rares. Ce genre de personnes, y a pas grand monde qui les appelle tout court.
Qui pourrait ben les appeler, de toute façon ? Leur famille ? Ils n’en ont plus depuis bien longtemps. Leurs amis alors ? Non, ils n’ont pas d’amis. Ils n’en ont plus non plus, et ils ne sont pas capables de s’en refaire. Ils n’ont plus ce qu’il faut pour s’en refaire.
Cette chose si nécessaire, qui se trouvait dans leur corps, à quelques centimètres à gauche et devant la colonne vertébrale, cette chose si essentielle qui pompait ce jus rouge et épais jusqu’à leur mort, cette chose n’existait plus en eux. Cet organe avait été remplacé depuis longtemps déjà par une brique de pierre dont ils avaient oublié le fonctionnement.
Ils ne s’en servent même plus. Juste pour respirer. Juste pour se déplacer, accomplir les missions pour lesquelles ont les a dressés – et bien dressés. Juste pour se planquer dans des coins sombres sur des places noires où des pauvres gars comme moi doivent passer.
Ouai, où un pauvre gars va passer… Je scrute l’autre côté de la place. Pas un mouvement. Pas un bruit. Rien. Même pas un petit vent frais, froid, glacé, tiède, chaud, humide, rien, pas un brin de vent qui agite les feuilles de détritus qui traînent par terre. Plaqué contre le mur, sous mon porche, j’attends.
Mais j’attends quoi au juste ? Qu’ils se manifestent ? Non, ils ne se manifestent jamais. Pas pour les vivants du moins. Quand ils le font, c’est déjà trop tard. Pourquoi j’attends alors ? Je sais pas. J’attends. Le bon moment.
Mais c’est quand, le bon moment ? J’en sais rien. On verra bien…
Les lampadaires à moitiés démolis crachotent leur lumière jaune pisseuse sur les pavés dégueulasses de la place. Des halos, pas plus. Des lueurs clignotantes, qui éclairent par intermittence les prospectus froissés et marrons qui jonchent le sol.
Pas même une lune, si petite soit-elle, pour les aider, ces lampadaires vieux et usés. Rien qui éclaire les espaces entre chacun d’eux. Rien du tout. Rien que du noir total.
Ils sont là, j’en suis sûr. Planqués dans ces espaces noirs. À m’attendre, moi où un autre. À attendre celui qui oserait se rendre dans cette gare. Je dégaine mon flingue.
Un vieux colt, qui a fait ses preuves bon nombre de fois déjà. Je me fais pas trop d’illusions, si jamais j’arrive à en voir un, je serai sûrement mort avant d’avoir pu tirer. Mais bon… le contact du métal froid dans la paume de ma main est rassurant. Ça donne l’impression d’être puissant. D’être invulnérable.
Cette arme c’est le sceptre des rois contemporains. La virilité mécanique. Le phallus des divinités romaines et grecques des temps modernes.
(la suite dès que je l'aurai écrite...)